D'UN SEPTEMBRE À L'AUTRE

Les asphodèles de Saint-Pierre-de-Frugie



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  Lola l’anorexique et Gabin le suicidaire se rencontrent à la clinique psychiatrique. À l’issue de leur traitement, ils séjournent à l’île d’Oléron chez la tante de Gabin. Guidés par leurs rêves, ils cherchent un lieu de vie où ils pourraient s’épanouir en harmonie. C’est ainsi qu’ils découvrent un village exemplaire, respectueux de la biodiversité et du partage. Attirés par ces valeurs, ils décident de s’installer en Périgord Vert. Leur engagement prend forme quand survient le Coronavirus. Le couple se trouve alors confronté à des difficultés imprévisibles : y survivra-t-il ?

Entre Dolus et Saint-Pierre-de-Frugie en passant par Paris et Reims, comment Lola et Gabin s’intègreront-ils dans le monde d’après ? Après leur épreuve personnelle, après celle de la crise sanitaire de 2020…

Un roman où l’énergie et l’espoir luttent contre la sottise, la peur, la haine. La musique en filigrane jalonne le parcours de ces deux rescapés de la vie.

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Premier chapitre

L’appel de l’océan

 

 

 

 

Il se tient debout, au bord du vide, les mains dans les poches de son jean, face à la houle. Derrière lui, la rambarde de sécurité qu’il a franchie ne lui sert plus d’appui : il avance de quelques pas. Campé sur ses longues jambes, les pieds légèrement écartés, il paraît ancré au sommet de la falaise sapée par l’érosion. Du haut du promontoire, il fixe l’écume en contrebas, fasciné par la rumeur entêtante du ressac. Le provoquant avec obstination, les vagues s’écrasent avec fracas contre les roches et sur le lambeau de blockhaus. Elles se précipitent vers lui, l’attirent, hantent tous ses sens. Le temps perd sa consistance. Il s’oublie dans la contemplation. Les promeneurs ont déserté le sentier côtier. Insignifiant, dérisoire devant l’immensité de l’océan et de sa détresse, il reste immobile, droit, raide, pétrifié. Il ne ressent pas la fraîcheur vespérale si douce après une journée caniculaire comme les précédentes, ni la soudaine solitude. Depuis combien de temps? Lui-même serait incapable de répondre. Par moments, son regard s’accroche à un goéland en vol plané. Porté par le vent, l’oiseau flotte sur l’air, indifférent à la puissance des rouleaux. D’un infime battement d’ailes, il maîtrise sa trajectoire avec élégance. Ses congénères stables sur la crête de la vague, comme lui dans la turbulence, se laissent ballotter sans résistance. À la faveur d’un signal secret, ils s’envolent soudain dans un nuage ondoyant, décrivent de gracieuses arabesques avant de se reposer délicatement sur l’eau d’un vert virant au gris. Il les regarde, stagnant dans ce décor mouvant, faisant partie intégrante de l’environnement, comme lui. Le bouillonnement, le claquement sec de la vague sur les rochers, suivi du roulement répétitif et entêtant le fascine. Un doux vertige, une ivresse subtile, presque une transe s’empare de tout son être. L’océan capture tous ses troubles pour les absorber dans ses embruns salés. Une paix factice trompe sa conscience au bord de l’oubli. Plus rien n’a d’importance, plus rien ne compte, plus rien ne presse, plus rien ne le retient. Le néant! Dans sa tête, devant lui, autour de lui. Il ferme les yeux pour mieux entendre l’appel. Les vagues claquent inexorablement. Il a encore le temps avant qu’elles s’éloignent du rivage. Passant sa langue sur ses lèvres salées comme des larmes, il goûte la saveur iodée des embruns. Depuis quand son estomac est-il vide? Cette pensée ne s’accroche pas davantage qu’une autre; il la laisse disparaître tel un nuage poussé par la brise marine. Ses yeux irrités de fixer les franges d’écume depuis aussi longtemps commencent à brûler d’une fièvre inconnue. D’un moment à l’autre tout peut basculer, tout va se précipiter. Il va lâcher prise dans tous les sens du terme, bientôt, quand la contemplation de l’infini aura saturé sa conscience. Depuis des heures, l’horizon encombré de nuées laisse à peine quelques rayons percer l’espace entre le ciel et l’eau. Même le voilier, au loin, s’estompe derrière le gris : il l’accompagne mentalement quelques secondes, sans s’attarder sur la moindre expectative. Sa méditation pourrait encore se prolonger.

Soudain, dans la poche arrière de son jean, une vibration le transit. Quelqu’un pense-t-il à lui? Qui peut bien s’inquiéter? Qui vient interrompre son lent processus de détachement? Cette simple pulsation prend l’importance d’un microséisme tant elle est inopinée. Machinalement, il porte la main droite sur sa poche. Sous le tissu, la sensation familière de son portable lui annonce un appel. Sans hésiter, il saisit l’objet, l’extirpe sans quitter des yeux l’écume quelques dizaines de mètres en dessous, et, tendant le bras à l’horizontale, lâche calmement cet objet dont il a été si dépendant. Avec son smartphone se noient des milliers de mots échangés, des poèmes, des aveux, des rêves, des informations précises, des rendez-vous, des sourires, des colères, des images : tous engloutis par la voracité de l’océan. Plus d’attaches, de liens, de promesses : il est libre. Libre et seul. Libre de disparaître, comme son portable. Libre et délesté de ses chaînes de conflits avec lui-même et avec les autres. Seul à assumer la fin d’un parcours devenu intolérable, émaillé de frustrations et d’humiliations. Une sensation de paix sinon de joie vient accompagner un rayon de soleil frôlant l’horizon. Le jour s’étire vers un soir venteux. La fraîcheur pénètre jusqu’à sa peau éveillant une légère tension de ses muscles. Il lui semble émerger d’une hébétude apaisante pour basculer, en pleine conscience, dans l’acte ultime qu’il s’apprête à accomplir. L’océan amorce son reflux; le couchant se teinte des couleurs chaudes de gerbes de lumière. Il s’accorde encore quelques instants de contemplation avant de céder à l’attraction vertigineuse de l’espace entre lui et la vague. Se retournant une dernière fois vers la terre qu’il va quitter, il pose les mains sur la balustrade. Un souffle rabat ses cheveux bouclés sur son visage. C’est alors qu’il aperçoit une silhouette émergeant de l’ombre naissante derrière la haie de tamaris. Tétanisé, il retient sa respiration, contrôle le moindre mouvement afin que sa présence devienne indétectable comme la trajectoire de ses pensées.

Charles a garé sa Mégane de location sur le parking désert du phare de Chassiron. Aucune difficulté à trouver une place à cette heure tardive; les touristes sont partis vers les restaurants, les appartements, la route …Seuls quelques camping-cars, sagement rangés côte à côte, occupent l’aire réservée. Il se hâte vers les jardins, dépasse le phare, scrutant l’horizon. Chasseur d’images professionnel, il porte son appareil photo en bandoulière pour traquer, comme les soirs précédents, les instants sublimes où le soleil se noie sur la ligne magique, où le ciel embrasse l’océan. Personne, comme hier, avant-hier, demain… Le vent d’ouest le fait frissonner; il regrette d’avoir laissé son coupe-vent sur la banquette. Hésitant à rebrousser chemin, il aperçoit une ombre sur le sentier bordant la falaise, là où l’interdiction de franchir la main courante dissuade les plus téméraires des promeneurs. Intrigué, il se fige et plisse les paupières : c’est bien un homme qui se tient là, au bord du vide. Agrippé à la barre, face à lui, quelqu’un le fixe. Confusément, cette présence lui semble suspecte : pas menaçante, mais incongrue. Il pourrait supposer qu’un photographe amateur saisisse comme lui la beauté d’un paysage, capture des couchers de soleil ou simplement jouisse de la magnificence du moment, éphémère et éternel joyau de la nature. Ce n’est pas le cas. Une sorte d’intuition laisse pressentir autre chose : un drame se noue sous ses yeux. Son sang bat plus fort à ses tempes, se glace dans ses membres, déclenchant une amorce de vertige. Il pense à ses accès d’hypertension et respire profondément pour apaiser ses palpitations et faire taire un souffle trop saccadé. La rumeur sinistre des vagues mugit dans l’obscurité naissante : une atmosphère électrique rend la sensation de danger tangible. Cet état assez incontrôlable le surprend, lui si stoïque et désabusé. Sans réfléchir, il s’immobilise : ne pas brusquer l’homme susceptible de céder à une tentation fatale. Le seul comportement approprié qui s’impose à lui est celui du promeneur indifférent. Pourtant, il se sent impliqué, ne serait-ce que par le devoir d’assistance à personne en danger. En visualisant rapidement les alentours, il constate navré qu’il serait l’unique témoin en cas d’accident ou de passage à l’acte désespéré. Pourvu qu’il ne précipite pas les événements… Faut-il entamer une conversation ? Que dire ? Se taire ? Passer sans s’immiscer ? L’urgence le pousse à commenter stupidement :

– Les couchers de soleil ici sont toujours aussi spectaculaires !

Comme il s’y attend, aucune réponse, mais un demi-tour rageur ne fait qu’augmenter ses craintes. Il doit absolument intervenir. Une inspiration soudaine lui souffle :

– Oh ! Restez là, je vous en prie ! Ne bougez plus ! Votre ombre en premier plan donnera un cachet sublime à mon cliché !

– Dégage ! Rien à faire de ton cliché !

– Trop tard ! Regardez ce contraste entre votre ombre et la lumière du couchant ! Ah ! Je suis content de moi !

Charles s’est avancé à la manière d’un chat à l’affût, en apnée, sans précipitation. S’il arrive à l’approcher, plus près encore, il pourra lui éviter de s’écraser sur les rochers, sous l’écume. Il doit jouer serré ; chaque dixième de seconde compte ; un geste brutal et il sera trop tard. Son cœur tambourine si fort qu’il lui semble produire un vacarme perceptible par l’homme distant de quelques pas. Dans une ultime tentative d’accrocher son attention, il passe la courroie de son Canon par-dessus sa tête pour porter l’écran devant le visage de l’inconnu. D’un coup de poing, l’appareil est violemment projeté et en rebondissant sur les rochers, se disloque en pièces éparses, livrées à l’océan.

– Merde ! Vous êtes fou ! Mon Canon ! Vous n’imaginez pas le fric que vous venez de balancer ! Vous allez me le payer…

Charles ivre de rage saisit l’homme par le col de sa veste qu’il serre en fulminant. Il le cramponne, ne le lâchera pas ; il le sauvera ! Pendant quelques secondes, les deux visages altérés par la colère se figent à quelques centimètres l’un de l’autre. Leurs souffles mêlés, leurs yeux dilatés, leurs bouches déformées par une grimace hideuse transforment leurs faces en masques terrifiants. Lequel va franchir la barre de bois qui les sépare ? Charles, conscient qu’ils pourraient couler ensemble, relâche l’étreinte de sa main et entoure plus souplement le bras de l’inconnu.

– Venez par là, il faut qu’on discute d’homme à homme. Je m’appelle Charles ; et vous ?

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Je ne suis déjà plus personne.

– Bien sûr que si puisque je vous parle et que vous me répondez ! Vous n’êtes pas un fantôme quand même !

– Quelle poisse ! Décidément je rate tout ce que j’entreprends.

Accablé ? Soulagé ? Indifférent ? Dans un soupir, il franchit la main courante et à bout de forces, se laisse tomber sur les herbes sèches. Charles s’accroupit, lui donne une tape dans le dos.

– Ça va aller mec ?

– Tu as fait foirer mon plan. Je n’aurai plus le courage maintenant.

– Quel courage ? Celui d’abdiquer ? Le courage est peut-être de regarder dans une autre direction.

– L’océan m’appelait ; c’était mon destin. Tu m’as détourné de ma voie.

– Disons que je t’ai empêché de faire une connerie ?

– Pff ! Ma vie est foutue. Pourquoi continuer à traîner mes échecs ? Non. Pas la peine !

– Écoute, on ne va pas rester là à se lamenter. Où est ta voiture ?

– Je suis à pied.

– Alors, viens ! On va prendre un verre et ensuite on avisera.

Charles avait prévu d’assister à un concert d’orgue à l’église de Saint-Denis. Il a une heure disponible avant le début de ce concert. Impensable d’abandonner cet homme : il va lui parler, occuper son esprit le temps qu’il retrouve un soupçon de stabilité et de sérénité. Ce type a détruit son outil de travail : et alors ? Un objet, rien de plus ! Les images contenues dans le boîtier dormiraient, se dilueraient dans l’eau salée. Des instantanés perdus, anéantis : quelle importance ? Il reviendrait demain, plus tard, ou pas… Le magazine Norélo trouverait bien des clichés pour son prochain numéro. Les photographes pigistes ne manquent pas ! Malgré des relents de rancune, Charles considère que la vie humaine vaut plus qu’un appareil photo et se fixe le devoir d’assister l’inconnu coûte que coûte.

– J’en ai marre de ressasser les mêmes fadaises. Laisse-moi, va !

– Impossible maintenant mon vieux ! Tu te rends compte d’une responsabilité? Tu laisserais un mec se foutre à l’eau toi ? Et puis regarde comme l’océan se retire : c’est trop tard pour la noyade !

– J’attendrai la prochaine marée haute. Pars. Oublie-moi, laisse tomber Gabin le looser.

La nuit couvre l’espace d’une chape sombre balayée par le vent, troublée par le grondement du reflux sur les galets. La négociation s’étire. Gabin résiste et s’englue dans des raisonnements nébuleux. Charles se raccroche tant bien que mal à des arguments contestables. Alors il use d’autorité avec cette injonction :

– Allez : on va boire une bière des Naufrageurs à Saint-Denis.

– Tu ne manques pas d’humour, toi !

– Humour ou pas, c’est la meilleure de l’île.

– Tu rigoles ou quoi ?

– J’ai l’air de plaisanter peut-être ?

– Bon, OK ! Je n’ai pas le choix !

Le «66 Café» paillote — de la plage — est aussi le restaurant du port. C’est là que Charles décide de conduire son compagnon d’infortune, sans même lui demander d’où il vient, où il loge, s’il est vacancier ou îlien. L’urgence consiste à l’écouter, s’il accepte de parler, puis de le lâcher seulement si sa sécurité est garantie. Sans doute faudrait-il passer par l’étape des confidences douloureuses. Charles qui traverse une période délicate n’est pas spécialement porté à entendre les lamentations d’un dépressif. Sa situation personnelle est peut-être aussi compliquée sinon plus, pense-t-il. Et il prétend protéger de la détresse un plus paumé que lui ? Le trajet silencieux est trop court pour entamer une conversation. Ils échangent quelques bribes : des généralités banales, inconsistantes. Charles trouve une place de parking près du port. Ils entrent dans le bar, la mine renfrognée, Gabin devant comme poussé par la main invisible de son sauveur. En cette fin de journée, douce pour la saison, la plupart des clients partagent un verre en terrasse. Eux s’installent face à face, à la table la plus reculée de la salle pour une intimité nécessaire. Gabin s’affale sur la banquette tandis que Charles tire la chaise vers lui, la tourne et s’assied à califourchon. Il appuie ses avant-bras sur le dossier, passe machinalement les doigts dans ses cheveux pour les remettre en place et entame la discussion :

– Moi aussi j’ai des emmerdes et je ne vais pas me foutre à l’eau pour ça. Alors si tu faisais le point posément ?

– Le point ? Je l’ai fait cent fois. J’te dis que ça ne vaut pas la peine de s’accrocher. Et d’abord, s’accrocher à quoi ?

– Ton job ? Tes amis ? Ta famille ? La vie quoi !

– Ben, justement… Plus de job, plus de compagne! La famille, n’en parlons pas !

– T’es au chômage ?

– Je me suis fait virer…

Le serveur glisse lestement vers leur table interrompant leur tête-à-tête pour prendre la commande. C’est Charles qui demande sans consulter Gabin :

– Deux bières des Naufrageurs, s’il vous plaît.

– Blonde ? Ambrée ? Brune ?

– Brune pour moi. Et toi ?

– Idem, réplique Gabin sans accorder la moindre attention au garçon de café.

Gabin commence alors à révéler comment, à la suite de la faillite de la compagnie aérienne Suprême Azur, il a perdu son emploi de steward. Pendant plus d’un an, ni lui ni les autres salariés ne s’étaient doutés des difficultés de l’entreprise. La direction les avait habilement tues et toute l’équipe, jeune et enthousiaste, avait occulté les risques de licenciement. Les voyageurs alléchés par des tarifs compétitifs remplissaient les petits avions malgré la suppression des services à bord. Le personnel acceptait de faire des heures supplémentaires, de se vouer à la compagnie, sans compter, afin de maintenir une activité florissante. Gabin, pas plus que ses collègues, n’avait anticipé les déséquilibres entre les charges et les ressources de la filiale et beaucoup n’avaient pas réussi à être reclassés par un concurrent.

– Le pire, se lamente Gabin, c’est que ma compagne, elle-même hôtesse de l’air chez Suprême Azur, a été embauchée par Easy Jet au bout de trois semaines. Moi, je suis incapable de rebondir et de m’investir ailleurs. Quand je me suis mis à déprimer, elle a fichu le camp. C’était pas une vie pour elle de trouver une loque en rentrant fatiguée par des vols consécutifs. Plutôt que l’aider, en faisant par exemple les courses ou le ménage, je traînais ma honte, en fumant des cigarettes et en écoutant des musiques qui me cassaient encore plus. J’ai plus l’envie de me battre. J’ai perdu l’espoir. Je suis inutile. À la charge de la société ! À trente ans : tu imagines l’humiliation ?

– J’imagine surtout le gaspillage d’énergie ! Un gaillard comme toi aurait tellement d’opportunités s’il en avait le courage !

– Ah ! Voilà encore le grand mot lâché ! Le courage ! Pour avoir du courage, il faut avoir un projet. Il faut se confronter à un risque. Moi je suis démuni, dépouillé de tout avenir…

– Qu’en sais-tu ? Au moins, tu peux envisager de vivre, contrairement à moi.

Charles ose lancer un pavé dans la mare de désespérance du jeune homme. Le faire réagir, détourner son attention et l’attirer ailleurs semble efficace. Gabin redresse son dos, plante ses yeux bleus dans ceux de Charles, plissant ses paupières comme si le soleil l’éblouissait. Charles sent qu’il accroche un bout du fil et qu’il doit le tenir fermement, ne pas lâcher, ramener l’épave sur la grève. Mais comment le captiver au point de lui faire oublier son projet macabre, pour quelques minutes, le temps d’éveiller son intérêt pour autrui ? Comment lui insuffler l’indispensable élan, le regain de vitalité, même infime, qui le dissuaderait de passer à l’acte? Le premier pas franchi, il faut jouer serré. Il enchaîne :

– J’ai un cancer de la prostate. Je ne sais pas si je m’en sortirai.

Ce mensonge produit un effet d’électrochoc. Centré depuis des jours sur lui-même, sur ses échecs, Gabin n’entendait plus, ne voyait plus personne. Et là, ce soir, un autre homme lutte contre la maladie pour rester en vie! Lui qui se croyait incapable de la moindre compassion, possédé par l’indifférence, sent soudain son cœur se contracter. Charles se trouve pris à son propre piège. Comment se sortir de ce subterfuge, efficace, mais si osé ? C’est la deuxième fois, qu’il annonce un canular, le même. Deviendrait-il mythomane ?

La première fois, par dépit, il avait déclaré à la femme qu’il aimait, avec une indélicatesse grossière, que son cancer de la prostate profitait à un autre. Cet odieux mensonge en guise de vengeance, parce qu’elle avait à deux reprises dû renoncer à le recevoir ! Elle s’était pourtant justifiée, mais il n’avait pas supporté ce refus de priorité : elle accueillait un ami, un autre que lui ! La goujaterie de son message l’avait précipité dans une rupture immédiate, ce qu’il avait reconnu comme logique et irrémédiable. Il avait aussitôt regretté, sans manifester le moindre signe de remords auprès de la victime. L’orgueil avait été plus fort que la certitude du vide laissé par ce désaveu de leur belle histoire : un amour de clavier, certes, mais une aventure artistique et sentimentale atypique.

Les coudes sur la table, Gabin serre ses mains l’une contre l’autre, doigts croisés sous le menton. Ses articulations, blanchies par la crispation, deviennent douloureuses. Il ne trouve pas les mots et détourne son regard. La bière servie entre eux deux permet de renouer en évacuant le malaise produit par la fausse révélation de Charles. Celui-ci lève son verre sur lequel une légère buée dépose une note de fraîcheur.

– Tchin ! À notre rencontre !

Gabin sidéré par l’annonce était sur le point porter le toast à la santé de Charles. Se ressaisissant à temps, il se contente d’amener sa chope à ses lèvres. La première gorgée a pour lui un goût amer alors que Charles qui aime particulièrement déguster cette bière sur l’île exhale un soupir de plaisir. Cela fait des années que le photographe y séjourne en septembre et qu’il s’offre cette pause quotidienne, davantage pour son effet sur ses sens que pour étancher sa soif. La deuxième aurait pu paraître plus suave à Gabin, s’il avait éprouvé l’envie de la savourer. La troisième lui fait tourner la tête, agréablement, avec la perspective d’y noyer ses idées noires. Ses yeux s’embuent, ses lèvres tremblent…

– Tu connais cette marque, les Naufrageurs? demande Charles.

– Non… C’est de la provoc ? Tu le fais exprès ? Il y a même un âne sur l’étiquette !

Charles gêné par sa nouvelle maladresse tente de dissiper le malaise en évoquant la légende attachée à cette appellation. Un sourire charmeur précède son récit :

– Selon le mythe, autrefois, des naufrageurs utilisaient un âne qu’ils promenaient la nuit sur la plage. La bête portait un fanal autour du cou pour tromper les marins. Croyant qu’il s’agissait d’une balise agitée par les vagues pour signaler la côte, ils venaient s’échouer sur la plage. Ne restait plus aux bandits qu’à piller le bateau.

– Rien à voir avec la bière, répond Gabin en haussant les épaules. À propos de naufrage… Tu m’as fait rater le mien. Pourquoi ?

– Un cas de conscience. Avant d’en reparler, on va aller écouter le concert d’orgue.

– Où ça ?

– À l’église. L’organiste est génial : tu verras ! C’est Simon Warin. Il commence dans 10 minutes.

Gabin ne maîtrise plus ses décisions. Il n’est pas particulièrement amateur de musique classique. La bière dans son estomac vide agit comme un anesthésiant. Sa tête est si lourde et son équilibre si précaire qu’au lieu de protester, il s’abandonne aux initiatives de Charles.

Quittant le port, ils marchent à pas lents : Charles précédant Gabin et le surveillant discrètement. Ils se taisent, liés par une subtile complicité involontaire. À proximité de l’église paroissiale, la rumeur des conversations rend leur silence moins consistant. Ils franchissent le porche côte à côte.



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