LES MAINS D'ANNA

 




Publié en avril 2023 aux Éditions MonLimousin

Disponible  sur www.MonLimousin.Fr


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Préface d'Agnès DESBORDES , petite fille de l'héroïne

Quand Liliane Fauriac a pris contact avec Francis Laroulandie et moi pour réaliser un roman sur la vie exceptionnelle de ma grand-mère, Anna Desbordes, nous avons été sceptiques. En effet, nous venions de publier une biographie (en 2020) intitulée Madame Anna Desbordes, Guérisseuse. Une renommée internationale. Après ma rencontre avec Liliane et la lecture de son précédent et pittoresque ouvrage, La Malédiction de Courbefy, j’ai été convaincue par ce projet délicat. La petite-fille que je suis a été touchée jusqu’aux larmes à la lecture de la jeunesse de sa grand-mère — rêvée par l’auteure — alors que nous savions qu’Anna avait eu une enfance de pauvreté et de labeur. La rencontre — toujours imaginée — de mes grands-parents a été pour moi une grande émotion. Liliane a romancé ces périodes de la vie de la guérisseuse avec beaucoup de poésie. Cependant, elle n’a pu se dispenser, à certains moments, de relater des faits établis dans la destinée de mon aïeule. Impossible de ne pas reprendre certaines des phases de son procès, de ne pas mentionner les personnes de pays étrangers qui avaient pris contact avec Anna pour bénéficier de ses soins, ni de raconter les épisodes les plus étonnants de son enterrement. Ce n’était pas aisé de romancer la vie de celle dont la mission était de guérir l’humanité. Liliane a permis à la fiction de ne pas trahir la réalité. 
Agnès Desbordes Petite-fille d’Anna 




D'UN SEPTEMBRE À L'AUTRE

Les asphodèles de Saint-Pierre-de-Frugie



https://librairie.nombre7.fr/roman/2064-d-un-sptembre-a-l-autre-9782381533063.html

  Lola l’anorexique et Gabin le suicidaire se rencontrent à la clinique psychiatrique. À l’issue de leur traitement, ils séjournent à l’île d’Oléron chez la tante de Gabin. Guidés par leurs rêves, ils cherchent un lieu de vie où ils pourraient s’épanouir en harmonie. C’est ainsi qu’ils découvrent un village exemplaire, respectueux de la biodiversité et du partage. Attirés par ces valeurs, ils décident de s’installer en Périgord Vert. Leur engagement prend forme quand survient le Coronavirus. Le couple se trouve alors confronté à des difficultés imprévisibles : y survivra-t-il ?

Entre Dolus et Saint-Pierre-de-Frugie en passant par Paris et Reims, comment Lola et Gabin s’intègreront-ils dans le monde d’après ? Après leur épreuve personnelle, après celle de la crise sanitaire de 2020…

Un roman où l’énergie et l’espoir luttent contre la sottise, la peur, la haine. La musique en filigrane jalonne le parcours de ces deux rescapés de la vie.

Une exclusivité Nombre7: en flashant le QRcode vous écoutez sur votre smartphone  les morceaux de musique cités dans le texte .

Premier chapitre

L’appel de l’océan

 

 

 

 

Il se tient debout, au bord du vide, les mains dans les poches de son jean, face à la houle. Derrière lui, la rambarde de sécurité qu’il a franchie ne lui sert plus d’appui : il avance de quelques pas. Campé sur ses longues jambes, les pieds légèrement écartés, il paraît ancré au sommet de la falaise sapée par l’érosion. Du haut du promontoire, il fixe l’écume en contrebas, fasciné par la rumeur entêtante du ressac. Le provoquant avec obstination, les vagues s’écrasent avec fracas contre les roches et sur le lambeau de blockhaus. Elles se précipitent vers lui, l’attirent, hantent tous ses sens. Le temps perd sa consistance. Il s’oublie dans la contemplation. Les promeneurs ont déserté le sentier côtier. Insignifiant, dérisoire devant l’immensité de l’océan et de sa détresse, il reste immobile, droit, raide, pétrifié. Il ne ressent pas la fraîcheur vespérale si douce après une journée caniculaire comme les précédentes, ni la soudaine solitude. Depuis combien de temps? Lui-même serait incapable de répondre. Par moments, son regard s’accroche à un goéland en vol plané. Porté par le vent, l’oiseau flotte sur l’air, indifférent à la puissance des rouleaux. D’un infime battement d’ailes, il maîtrise sa trajectoire avec élégance. Ses congénères stables sur la crête de la vague, comme lui dans la turbulence, se laissent ballotter sans résistance. À la faveur d’un signal secret, ils s’envolent soudain dans un nuage ondoyant, décrivent de gracieuses arabesques avant de se reposer délicatement sur l’eau d’un vert virant au gris. Il les regarde, stagnant dans ce décor mouvant, faisant partie intégrante de l’environnement, comme lui. Le bouillonnement, le claquement sec de la vague sur les rochers, suivi du roulement répétitif et entêtant le fascine. Un doux vertige, une ivresse subtile, presque une transe s’empare de tout son être. L’océan capture tous ses troubles pour les absorber dans ses embruns salés. Une paix factice trompe sa conscience au bord de l’oubli. Plus rien n’a d’importance, plus rien ne compte, plus rien ne presse, plus rien ne le retient. Le néant! Dans sa tête, devant lui, autour de lui. Il ferme les yeux pour mieux entendre l’appel. Les vagues claquent inexorablement. Il a encore le temps avant qu’elles s’éloignent du rivage. Passant sa langue sur ses lèvres salées comme des larmes, il goûte la saveur iodée des embruns. Depuis quand son estomac est-il vide? Cette pensée ne s’accroche pas davantage qu’une autre; il la laisse disparaître tel un nuage poussé par la brise marine. Ses yeux irrités de fixer les franges d’écume depuis aussi longtemps commencent à brûler d’une fièvre inconnue. D’un moment à l’autre tout peut basculer, tout va se précipiter. Il va lâcher prise dans tous les sens du terme, bientôt, quand la contemplation de l’infini aura saturé sa conscience. Depuis des heures, l’horizon encombré de nuées laisse à peine quelques rayons percer l’espace entre le ciel et l’eau. Même le voilier, au loin, s’estompe derrière le gris : il l’accompagne mentalement quelques secondes, sans s’attarder sur la moindre expectative. Sa méditation pourrait encore se prolonger.

Soudain, dans la poche arrière de son jean, une vibration le transit. Quelqu’un pense-t-il à lui? Qui peut bien s’inquiéter? Qui vient interrompre son lent processus de détachement? Cette simple pulsation prend l’importance d’un microséisme tant elle est inopinée. Machinalement, il porte la main droite sur sa poche. Sous le tissu, la sensation familière de son portable lui annonce un appel. Sans hésiter, il saisit l’objet, l’extirpe sans quitter des yeux l’écume quelques dizaines de mètres en dessous, et, tendant le bras à l’horizontale, lâche calmement cet objet dont il a été si dépendant. Avec son smartphone se noient des milliers de mots échangés, des poèmes, des aveux, des rêves, des informations précises, des rendez-vous, des sourires, des colères, des images : tous engloutis par la voracité de l’océan. Plus d’attaches, de liens, de promesses : il est libre. Libre et seul. Libre de disparaître, comme son portable. Libre et délesté de ses chaînes de conflits avec lui-même et avec les autres. Seul à assumer la fin d’un parcours devenu intolérable, émaillé de frustrations et d’humiliations. Une sensation de paix sinon de joie vient accompagner un rayon de soleil frôlant l’horizon. Le jour s’étire vers un soir venteux. La fraîcheur pénètre jusqu’à sa peau éveillant une légère tension de ses muscles. Il lui semble émerger d’une hébétude apaisante pour basculer, en pleine conscience, dans l’acte ultime qu’il s’apprête à accomplir. L’océan amorce son reflux; le couchant se teinte des couleurs chaudes de gerbes de lumière. Il s’accorde encore quelques instants de contemplation avant de céder à l’attraction vertigineuse de l’espace entre lui et la vague. Se retournant une dernière fois vers la terre qu’il va quitter, il pose les mains sur la balustrade. Un souffle rabat ses cheveux bouclés sur son visage. C’est alors qu’il aperçoit une silhouette émergeant de l’ombre naissante derrière la haie de tamaris. Tétanisé, il retient sa respiration, contrôle le moindre mouvement afin que sa présence devienne indétectable comme la trajectoire de ses pensées.

Charles a garé sa Mégane de location sur le parking désert du phare de Chassiron. Aucune difficulté à trouver une place à cette heure tardive; les touristes sont partis vers les restaurants, les appartements, la route …Seuls quelques camping-cars, sagement rangés côte à côte, occupent l’aire réservée. Il se hâte vers les jardins, dépasse le phare, scrutant l’horizon. Chasseur d’images professionnel, il porte son appareil photo en bandoulière pour traquer, comme les soirs précédents, les instants sublimes où le soleil se noie sur la ligne magique, où le ciel embrasse l’océan. Personne, comme hier, avant-hier, demain… Le vent d’ouest le fait frissonner; il regrette d’avoir laissé son coupe-vent sur la banquette. Hésitant à rebrousser chemin, il aperçoit une ombre sur le sentier bordant la falaise, là où l’interdiction de franchir la main courante dissuade les plus téméraires des promeneurs. Intrigué, il se fige et plisse les paupières : c’est bien un homme qui se tient là, au bord du vide. Agrippé à la barre, face à lui, quelqu’un le fixe. Confusément, cette présence lui semble suspecte : pas menaçante, mais incongrue. Il pourrait supposer qu’un photographe amateur saisisse comme lui la beauté d’un paysage, capture des couchers de soleil ou simplement jouisse de la magnificence du moment, éphémère et éternel joyau de la nature. Ce n’est pas le cas. Une sorte d’intuition laisse pressentir autre chose : un drame se noue sous ses yeux. Son sang bat plus fort à ses tempes, se glace dans ses membres, déclenchant une amorce de vertige. Il pense à ses accès d’hypertension et respire profondément pour apaiser ses palpitations et faire taire un souffle trop saccadé. La rumeur sinistre des vagues mugit dans l’obscurité naissante : une atmosphère électrique rend la sensation de danger tangible. Cet état assez incontrôlable le surprend, lui si stoïque et désabusé. Sans réfléchir, il s’immobilise : ne pas brusquer l’homme susceptible de céder à une tentation fatale. Le seul comportement approprié qui s’impose à lui est celui du promeneur indifférent. Pourtant, il se sent impliqué, ne serait-ce que par le devoir d’assistance à personne en danger. En visualisant rapidement les alentours, il constate navré qu’il serait l’unique témoin en cas d’accident ou de passage à l’acte désespéré. Pourvu qu’il ne précipite pas les événements… Faut-il entamer une conversation ? Que dire ? Se taire ? Passer sans s’immiscer ? L’urgence le pousse à commenter stupidement :

– Les couchers de soleil ici sont toujours aussi spectaculaires !

Comme il s’y attend, aucune réponse, mais un demi-tour rageur ne fait qu’augmenter ses craintes. Il doit absolument intervenir. Une inspiration soudaine lui souffle :

– Oh ! Restez là, je vous en prie ! Ne bougez plus ! Votre ombre en premier plan donnera un cachet sublime à mon cliché !

– Dégage ! Rien à faire de ton cliché !

– Trop tard ! Regardez ce contraste entre votre ombre et la lumière du couchant ! Ah ! Je suis content de moi !

Charles s’est avancé à la manière d’un chat à l’affût, en apnée, sans précipitation. S’il arrive à l’approcher, plus près encore, il pourra lui éviter de s’écraser sur les rochers, sous l’écume. Il doit jouer serré ; chaque dixième de seconde compte ; un geste brutal et il sera trop tard. Son cœur tambourine si fort qu’il lui semble produire un vacarme perceptible par l’homme distant de quelques pas. Dans une ultime tentative d’accrocher son attention, il passe la courroie de son Canon par-dessus sa tête pour porter l’écran devant le visage de l’inconnu. D’un coup de poing, l’appareil est violemment projeté et en rebondissant sur les rochers, se disloque en pièces éparses, livrées à l’océan.

– Merde ! Vous êtes fou ! Mon Canon ! Vous n’imaginez pas le fric que vous venez de balancer ! Vous allez me le payer…

Charles ivre de rage saisit l’homme par le col de sa veste qu’il serre en fulminant. Il le cramponne, ne le lâchera pas ; il le sauvera ! Pendant quelques secondes, les deux visages altérés par la colère se figent à quelques centimètres l’un de l’autre. Leurs souffles mêlés, leurs yeux dilatés, leurs bouches déformées par une grimace hideuse transforment leurs faces en masques terrifiants. Lequel va franchir la barre de bois qui les sépare ? Charles, conscient qu’ils pourraient couler ensemble, relâche l’étreinte de sa main et entoure plus souplement le bras de l’inconnu.

– Venez par là, il faut qu’on discute d’homme à homme. Je m’appelle Charles ; et vous ?

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Je ne suis déjà plus personne.

– Bien sûr que si puisque je vous parle et que vous me répondez ! Vous n’êtes pas un fantôme quand même !

– Quelle poisse ! Décidément je rate tout ce que j’entreprends.

Accablé ? Soulagé ? Indifférent ? Dans un soupir, il franchit la main courante et à bout de forces, se laisse tomber sur les herbes sèches. Charles s’accroupit, lui donne une tape dans le dos.

– Ça va aller mec ?

– Tu as fait foirer mon plan. Je n’aurai plus le courage maintenant.

– Quel courage ? Celui d’abdiquer ? Le courage est peut-être de regarder dans une autre direction.

– L’océan m’appelait ; c’était mon destin. Tu m’as détourné de ma voie.

– Disons que je t’ai empêché de faire une connerie ?

– Pff ! Ma vie est foutue. Pourquoi continuer à traîner mes échecs ? Non. Pas la peine !

– Écoute, on ne va pas rester là à se lamenter. Où est ta voiture ?

– Je suis à pied.

– Alors, viens ! On va prendre un verre et ensuite on avisera.

Charles avait prévu d’assister à un concert d’orgue à l’église de Saint-Denis. Il a une heure disponible avant le début de ce concert. Impensable d’abandonner cet homme : il va lui parler, occuper son esprit le temps qu’il retrouve un soupçon de stabilité et de sérénité. Ce type a détruit son outil de travail : et alors ? Un objet, rien de plus ! Les images contenues dans le boîtier dormiraient, se dilueraient dans l’eau salée. Des instantanés perdus, anéantis : quelle importance ? Il reviendrait demain, plus tard, ou pas… Le magazine Norélo trouverait bien des clichés pour son prochain numéro. Les photographes pigistes ne manquent pas ! Malgré des relents de rancune, Charles considère que la vie humaine vaut plus qu’un appareil photo et se fixe le devoir d’assister l’inconnu coûte que coûte.

– J’en ai marre de ressasser les mêmes fadaises. Laisse-moi, va !

– Impossible maintenant mon vieux ! Tu te rends compte d’une responsabilité? Tu laisserais un mec se foutre à l’eau toi ? Et puis regarde comme l’océan se retire : c’est trop tard pour la noyade !

– J’attendrai la prochaine marée haute. Pars. Oublie-moi, laisse tomber Gabin le looser.

La nuit couvre l’espace d’une chape sombre balayée par le vent, troublée par le grondement du reflux sur les galets. La négociation s’étire. Gabin résiste et s’englue dans des raisonnements nébuleux. Charles se raccroche tant bien que mal à des arguments contestables. Alors il use d’autorité avec cette injonction :

– Allez : on va boire une bière des Naufrageurs à Saint-Denis.

– Tu ne manques pas d’humour, toi !

– Humour ou pas, c’est la meilleure de l’île.

– Tu rigoles ou quoi ?

– J’ai l’air de plaisanter peut-être ?

– Bon, OK ! Je n’ai pas le choix !

Le «66 Café» paillote — de la plage — est aussi le restaurant du port. C’est là que Charles décide de conduire son compagnon d’infortune, sans même lui demander d’où il vient, où il loge, s’il est vacancier ou îlien. L’urgence consiste à l’écouter, s’il accepte de parler, puis de le lâcher seulement si sa sécurité est garantie. Sans doute faudrait-il passer par l’étape des confidences douloureuses. Charles qui traverse une période délicate n’est pas spécialement porté à entendre les lamentations d’un dépressif. Sa situation personnelle est peut-être aussi compliquée sinon plus, pense-t-il. Et il prétend protéger de la détresse un plus paumé que lui ? Le trajet silencieux est trop court pour entamer une conversation. Ils échangent quelques bribes : des généralités banales, inconsistantes. Charles trouve une place de parking près du port. Ils entrent dans le bar, la mine renfrognée, Gabin devant comme poussé par la main invisible de son sauveur. En cette fin de journée, douce pour la saison, la plupart des clients partagent un verre en terrasse. Eux s’installent face à face, à la table la plus reculée de la salle pour une intimité nécessaire. Gabin s’affale sur la banquette tandis que Charles tire la chaise vers lui, la tourne et s’assied à califourchon. Il appuie ses avant-bras sur le dossier, passe machinalement les doigts dans ses cheveux pour les remettre en place et entame la discussion :

– Moi aussi j’ai des emmerdes et je ne vais pas me foutre à l’eau pour ça. Alors si tu faisais le point posément ?

– Le point ? Je l’ai fait cent fois. J’te dis que ça ne vaut pas la peine de s’accrocher. Et d’abord, s’accrocher à quoi ?

– Ton job ? Tes amis ? Ta famille ? La vie quoi !

– Ben, justement… Plus de job, plus de compagne! La famille, n’en parlons pas !

– T’es au chômage ?

– Je me suis fait virer…

Le serveur glisse lestement vers leur table interrompant leur tête-à-tête pour prendre la commande. C’est Charles qui demande sans consulter Gabin :

– Deux bières des Naufrageurs, s’il vous plaît.

– Blonde ? Ambrée ? Brune ?

– Brune pour moi. Et toi ?

– Idem, réplique Gabin sans accorder la moindre attention au garçon de café.

Gabin commence alors à révéler comment, à la suite de la faillite de la compagnie aérienne Suprême Azur, il a perdu son emploi de steward. Pendant plus d’un an, ni lui ni les autres salariés ne s’étaient doutés des difficultés de l’entreprise. La direction les avait habilement tues et toute l’équipe, jeune et enthousiaste, avait occulté les risques de licenciement. Les voyageurs alléchés par des tarifs compétitifs remplissaient les petits avions malgré la suppression des services à bord. Le personnel acceptait de faire des heures supplémentaires, de se vouer à la compagnie, sans compter, afin de maintenir une activité florissante. Gabin, pas plus que ses collègues, n’avait anticipé les déséquilibres entre les charges et les ressources de la filiale et beaucoup n’avaient pas réussi à être reclassés par un concurrent.

– Le pire, se lamente Gabin, c’est que ma compagne, elle-même hôtesse de l’air chez Suprême Azur, a été embauchée par Easy Jet au bout de trois semaines. Moi, je suis incapable de rebondir et de m’investir ailleurs. Quand je me suis mis à déprimer, elle a fichu le camp. C’était pas une vie pour elle de trouver une loque en rentrant fatiguée par des vols consécutifs. Plutôt que l’aider, en faisant par exemple les courses ou le ménage, je traînais ma honte, en fumant des cigarettes et en écoutant des musiques qui me cassaient encore plus. J’ai plus l’envie de me battre. J’ai perdu l’espoir. Je suis inutile. À la charge de la société ! À trente ans : tu imagines l’humiliation ?

– J’imagine surtout le gaspillage d’énergie ! Un gaillard comme toi aurait tellement d’opportunités s’il en avait le courage !

– Ah ! Voilà encore le grand mot lâché ! Le courage ! Pour avoir du courage, il faut avoir un projet. Il faut se confronter à un risque. Moi je suis démuni, dépouillé de tout avenir…

– Qu’en sais-tu ? Au moins, tu peux envisager de vivre, contrairement à moi.

Charles ose lancer un pavé dans la mare de désespérance du jeune homme. Le faire réagir, détourner son attention et l’attirer ailleurs semble efficace. Gabin redresse son dos, plante ses yeux bleus dans ceux de Charles, plissant ses paupières comme si le soleil l’éblouissait. Charles sent qu’il accroche un bout du fil et qu’il doit le tenir fermement, ne pas lâcher, ramener l’épave sur la grève. Mais comment le captiver au point de lui faire oublier son projet macabre, pour quelques minutes, le temps d’éveiller son intérêt pour autrui ? Comment lui insuffler l’indispensable élan, le regain de vitalité, même infime, qui le dissuaderait de passer à l’acte? Le premier pas franchi, il faut jouer serré. Il enchaîne :

– J’ai un cancer de la prostate. Je ne sais pas si je m’en sortirai.

Ce mensonge produit un effet d’électrochoc. Centré depuis des jours sur lui-même, sur ses échecs, Gabin n’entendait plus, ne voyait plus personne. Et là, ce soir, un autre homme lutte contre la maladie pour rester en vie! Lui qui se croyait incapable de la moindre compassion, possédé par l’indifférence, sent soudain son cœur se contracter. Charles se trouve pris à son propre piège. Comment se sortir de ce subterfuge, efficace, mais si osé ? C’est la deuxième fois, qu’il annonce un canular, le même. Deviendrait-il mythomane ?

La première fois, par dépit, il avait déclaré à la femme qu’il aimait, avec une indélicatesse grossière, que son cancer de la prostate profitait à un autre. Cet odieux mensonge en guise de vengeance, parce qu’elle avait à deux reprises dû renoncer à le recevoir ! Elle s’était pourtant justifiée, mais il n’avait pas supporté ce refus de priorité : elle accueillait un ami, un autre que lui ! La goujaterie de son message l’avait précipité dans une rupture immédiate, ce qu’il avait reconnu comme logique et irrémédiable. Il avait aussitôt regretté, sans manifester le moindre signe de remords auprès de la victime. L’orgueil avait été plus fort que la certitude du vide laissé par ce désaveu de leur belle histoire : un amour de clavier, certes, mais une aventure artistique et sentimentale atypique.

Les coudes sur la table, Gabin serre ses mains l’une contre l’autre, doigts croisés sous le menton. Ses articulations, blanchies par la crispation, deviennent douloureuses. Il ne trouve pas les mots et détourne son regard. La bière servie entre eux deux permet de renouer en évacuant le malaise produit par la fausse révélation de Charles. Celui-ci lève son verre sur lequel une légère buée dépose une note de fraîcheur.

– Tchin ! À notre rencontre !

Gabin sidéré par l’annonce était sur le point porter le toast à la santé de Charles. Se ressaisissant à temps, il se contente d’amener sa chope à ses lèvres. La première gorgée a pour lui un goût amer alors que Charles qui aime particulièrement déguster cette bière sur l’île exhale un soupir de plaisir. Cela fait des années que le photographe y séjourne en septembre et qu’il s’offre cette pause quotidienne, davantage pour son effet sur ses sens que pour étancher sa soif. La deuxième aurait pu paraître plus suave à Gabin, s’il avait éprouvé l’envie de la savourer. La troisième lui fait tourner la tête, agréablement, avec la perspective d’y noyer ses idées noires. Ses yeux s’embuent, ses lèvres tremblent…

– Tu connais cette marque, les Naufrageurs? demande Charles.

– Non… C’est de la provoc ? Tu le fais exprès ? Il y a même un âne sur l’étiquette !

Charles gêné par sa nouvelle maladresse tente de dissiper le malaise en évoquant la légende attachée à cette appellation. Un sourire charmeur précède son récit :

– Selon le mythe, autrefois, des naufrageurs utilisaient un âne qu’ils promenaient la nuit sur la plage. La bête portait un fanal autour du cou pour tromper les marins. Croyant qu’il s’agissait d’une balise agitée par les vagues pour signaler la côte, ils venaient s’échouer sur la plage. Ne restait plus aux bandits qu’à piller le bateau.

– Rien à voir avec la bière, répond Gabin en haussant les épaules. À propos de naufrage… Tu m’as fait rater le mien. Pourquoi ?

– Un cas de conscience. Avant d’en reparler, on va aller écouter le concert d’orgue.

– Où ça ?

– À l’église. L’organiste est génial : tu verras ! C’est Simon Warin. Il commence dans 10 minutes.

Gabin ne maîtrise plus ses décisions. Il n’est pas particulièrement amateur de musique classique. La bière dans son estomac vide agit comme un anesthésiant. Sa tête est si lourde et son équilibre si précaire qu’au lieu de protester, il s’abandonne aux initiatives de Charles.

Quittant le port, ils marchent à pas lents : Charles précédant Gabin et le surveillant discrètement. Ils se taisent, liés par une subtile complicité involontaire. À proximité de l’église paroissiale, la rumeur des conversations rend leur silence moins consistant. Ils franchissent le porche côte à côte.



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On en parle dans la Gazette de Saint-Pierre de Frugie






MAÎTRESSE !

MAÎTRESSE ! 

Témoignage



Parution: janvier 2020 ; éditions Encre Rouge 


124 pages ; 15 €

Disponible  chez Encrerouge.fr


Des anecdotes sur ma carrière d'institutrice...Humour et dérision


Extrait:

Inspection de l’Éducation nationale : c’était bien là ! J’avais garé ma 4 L d’occasion, achetée avec ce qui restait de mon salaire de pionne et l’aide de mes parents, sur le Champ de Foire de peur de ne pas trouver de place de parking dans la rue. Ma convocation dans mon sac à main, je poussai l’imposante porte du bâtiment administratif, les jambes aussi tremblantes que lors de mon premier rendez-vous chez le dentiste : ce n’est pas peu dire ! La secrétaire posa la main gauche sur le micro du téléphone qu’elle tenait près de l’oreille.
– Oui ?
– Bonjour Madame. Je suis convoquée par l’Inspecteur.
– Mademoiselle ?
         Il me semblait bien que je la dérangeais !
– Rochelin.
– Vous êtes en avance ! Asseyez-vous. On vous appellera.
         Et elle reprit sa conversation sans daigner me regarder. Il faisait une de ces chaleurs ! Les joues en feu, une envie pressante de faire pipi. Je cherchai vainement le logo des toilettes sur une des quatre portes visibles depuis ce hall. Pas question de demander : je n’osai pas interrompre cette dame qui paraissait très ennuyée de ne pouvoir trouver un créneau pour recevoir une personne à l’autre bout du fil. Perdant patience, elle raccrocha brutalement en poussant un soupir à gonfler un ballon de baudruche d’un seul souffle. C’est alors que la première porte à sa gauche s’ouvrit sur une fille de mon âge précédant un individu hirsute, aux cheveux gris bouclés et longs dans le cou. Il enleva ses lunettes d’écaille, lui serra la main en la gratifiant d’un regard concupiscent, avec un sourire béat qui se transforma en rictus quand il m’aperçut. Je n’entendis pas ce qu’il lui dit, mais il me sembla qu’elle avait les larmes aux yeux.
– Mademoiselle Rochelin ?
– Oui, Monsieur l’Inspecteur.
– Entrez, asseyez-vous, dit-il d’un ton las en me désignant la chaise en face de son bureau.
         La première impression me mit très mal à  l’aise : des tableaux contemporains aux couleurs violentes, des rideaux opaques, des fauteuils design rouges sur une épaisse moquette grise. Le tout imprégné d’une répugnante odeur de tabac froid. Ma vessie pesait des kilos quand je m’assis sur le bord du siège, mon sac à main sur les genoux croisés, bien serrés comme pour retenir un épanchement spontané.
Pourvu que je n’aie pas de fuite et que l’entretien ne dure pas trop longtemps ! Sinon, je vais mouiller le beau fauteuil.
– Alors, mademoiselle, vous désirez entrer dans l’enseignement ? Que font vos parents ?
Qu’est-ce que ça peut lui faire ? Bien sûr que je veux, sinon je ne serais pas là à me retenir de faire pipi.
– Mon père travaille aux Ponts et chaussées et ma mère fait des ménages, de la couture…
– Bien, bien… Et vous, pourquoi voulez-vous entrer à L’Éducation nationale ?
Pourquoi, pourquoi ? Ben parce que j’ai toujours eu envie d’être instit, pardi !
– Parce que j’aime les enfants…
– Il ne suffit pas de les aimer, mademoiselle ! Ce serait même risqué.
Risqué ? Qu’est-ce qu’il veut dire ? Il me dit ça avec un air bizarre. Évidemment que ça ne suffit pas !
– C’est le métier dont j’ai toujours rêvé, osai-je en me demandant ce que je pourrais ajouter.
– Bon… Comme toutes les filles, ou presque ! Voyons : êtes-vous en bonne santé ?
– Oui…
– Pas de tuberculose, de diabète, de cancer dans votre famille ?
– Non, DOCTEUR !
          Et voilà ! La gaffe, le lapsus qui déclencha l’éclat de rire sarcastique chez mon INSPECTEUR hilare. Je sentais les larmes perler aux paupières tandis qu’il se moquait.
– Vous n’êtes pas dans un cabinet médical ici !
– Oh ! Pardon, Monsieur l’Inspecteur !
– Bon… Passons à autre chose puisque vous êtes en bonne santé !
        

Les lecteurs en parlent!

" Je viens de dévorer MAITRESSE! : un vrai régal! Mon mari l'a lu dans la foulée: il a retrouvé des souvenirs! Bravo Liliane; vos parents seraient fiers de vous et vous transmettez à vos descendants une grande partie de vous. félicitations et un très grand merci de nous, lecteurs. "
                                                                                 Annie B.


LE MARIONNETTISTE DE L'OMBRE

LE MARIONNETTISTE DE L'OMBRE

roman intimiste et optimiste

Comment la victime d'un manipulateur trouve sa propre voie



Publication : décembre 2019 aux éditions NOMBRE7


180 pages ; 16 €

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           Synopsis 
Un pseudo professeur de psychologie traque des sujets sensibles afin de les soumettre à une expérience de manipulation mentale visant à tester les aptitudes des femmes à affronter un stress intense et à s’y adapter. Valentine, une personne en quête de sensations, son coach et des hommes complices sont les victimes de ce marionnettiste machiavélique qui tire les ficelles de leur vie. À travers ce processus, consentants ou à leur insu, les protagonistes abordent des thèmes aussi essentiels que la quête de l’âme sœur, la destinée ou le libre choix, la réparation.
La métamorphose de l’héroïne, avec la connivence de son partenaire, triomphe du manipulateur pervers et symbolise l’énergie de résilience.

– Puis-je en savoir un peu plus sur cette expérience ?
– Si elle vous intéresse, reportez-vous à l’annonce publiée dans le bulletin mensuel de l’association.
– Je suis intéressé, mais souhaiterais connaître quelques détails concernant les personnes susceptibles d’être impliquées dans cette étude.
– Monsieur, je ne suis pas autorisé à vous les communiquer par téléphone. Prenez rendez-vous avec le professeur Sabieris. Lui seul est en mesure de vous donner des précisions confidentielles.
            Gérald, installé à son compte depuis quelques mois comme coach en développement personnel,  avait toujours été fasciné par la capacité de résilience des femmes. Formé à sa profession après cinq ans d’études de psychologie, il avait obtenu un poste dans une grande société au sein de laquelle il tenait un rôle de Conseiller en communication auprès de la direction. Il proposait son arbitrage pour les employés en situation conflictuelle, interne ou extérieure à l’entreprise. Dans ce statut de médiateur, il côtoyait des individus aux personnalités éclectiques. Le comportement du personnel féminin l’avait particulièrement passionné. Autant il pouvait prévoir les réflexes et les attitudes des hommes, autant il s’étonnait des réactions féminines portées par une surprenante force intérieure, une volonté et une dignité qui forçaient son admiration pour elles. Cependant, il ne pouvait guère se permettre de développer ses observations au-delà du cadre professionnel. Sa vie privée limitait son champ d’analyse à quelques amitiés féminines depuis une douloureuse séparation qui l’avait laissé sans ambition conjugale. 
            Après de longues années d’une carrière ne manquant ni d’attraits ni d’intérêts, Gérald quitta son emploi pour déménager loin de son amour déçu. Par la même occasion, il vendit son piano délaissé depuis que la rupture avait causé un blocage, irrémédiable selon lui. Cet acte singulier symbolisait son renoncement à un certain art de vivre pour en adopter un totalement différent. Malgré tout, la musique resta pour lui un exutoire essentiel ; il ne pouvait imaginer une journée sans écouter ses compositeurs favoris. Il ouvrit un cabinet de Consultant, en statut libéral, espérant obtenir une clientèle suffisamment nombreuse et échanger avec des collègues dans des domaines similaires. Un jour, en feuilletant la parution de l’ARCA (Association de Recherche sur les Comportements Affectifs), à la bibliothèque de la faculté, son attention fut retenue par cette annonce :

Une vaste étude sur les capacités de résilience des femmes est en cours de préparation. Nous lançons un appel à des chercheurs intéressés par nos expériences. Contactez-nous.
           
            Immédiatement, ces « expériences » piquèrent sa curiosité. Plutôt que s’aventurer dans des suppositions certainement sans rapport avec le projet, il s’empressa de se présenter au président de l’ARCA. Sabieris le reçut dans son bureau à l’université. L’homme paraissait âgé d’une trentaine d’années. Son allure de jeune gérant de start-up contrastait avec l’idée que Gérald se faisait d’un professeur de psychologie. Grand, très mince, vêtu d’un jean délavé découvrant légèrement ses chevilles fines et ses chaussettes roses, ainsi que d’une chemise blanche aux manches retroussées sur un tatouage raffiné, il adoptait un style résolument désinvolte. Sous des traits d’adolescent, il alliait une évidente assurance à une charmante décontraction. Toutefois Gérald, d’un âge respectable, au visage délicat, avec ses boucles grises frôlant les épaules, sa barbe et sa moustache soigneusement taillées, son sourire discret et son regard doux impressionna Sabieris. Il lui rappela un pianiste qu’il admirait beaucoup. Élégant dans son pantalon et pardessus noirs, son interlocuteur avait ôté son chapeau et ses cheveux auréolaient gracieusement l’ovale de ses traits fins.
            Les femmes, pensa Sabieris, doivent se presser dans son cabinet ! Quel charme intemporel se dégage de ce personnage ! Le type même du parfait séducteur !
            Les deux hommes se jaugèrent l’espace d’un instant qui parut long à Gérald. En aucun cas il ne prenait le professeur Sabieris pour un savant fou en quête d’études suspectes, mais il ne s’attendait pas à rencontrer ce style de jeune cadre moderne et sûr de lui. De prime abord, ses propos lui semblèrent non seulement sensés, mais très convaincants.
– Il s’agit, de manière précise, scientifique, d’analyser comment les femmes se comportent en situation d’inconfort sentimental, expliqua le professeur.
– Vous voulez dire de rupture ?
– Pas seulement. La relation amoureuse dans toute sa diversité : différence d’âge, réactivité au coup de foudre, résistance au mensonge, à l’infidélité et bien d’autres items seront passés au peigne fin.
– Qui, précisément allez-vous observer ? Quel sera votre champ d’expériences ?
– Avant de vous révéler nos pistes, permettez-moi de vous demander si vous désirez intégrer notre équipe. Je ne saurais dévoiler nos outils et nos méthodes à quelqu’un qui ne fait preuve que de simple curiosité. Quelles sont vos intentions ?
– Disons que je m’informe avant de m’impliquer. Quoi de plus normal ?
– Parfaitement !   Et, à quel titre pensez-vous pouvoir collaborer ?
– Je suis diplômé en psycho et j’exerce une fonction de coach de vie dans mon cabinet privé.
– Excellent ! Quelles sont vos motivations pour participer à notre collectif expérimental ? Qu’est-ce qui vous attire dans cette étude ?
– Mon activité professionnelle m’a conduit à m’intéresser aux qualités de résistance et de résilience des femmes. Donc, je suis captivé par cette exploration.
– C’est déjà un point, mais votre intérêt n’est pas suffisant en soi pour prétendre pénétrer nos méthodes ! Vous pouvez, naturellement, prendre un temps de réflexion.
            Mû par une sorte d’urgence à en savoir davantage, Gérald était tenté de s’engager. Fin stratège malgré sa courte pratique, Sabieris  perçut l’impact de son exposé auréolé d’un savant dosage de mystère et de précision. Il avança donc dans la présentation des actions d’ores et déjà mises en place, sans trahir ses méthodes secrètes qu’il savait douteuses. Son sourire se fit ironique.
– Nous avons déjà une équipe de volontaires pour recueillir les confidences de femmes-cibles et analyser leurs comportements.
– Quelles sont concrètement vos objectifs et ceux de vos collaborateurs ?
– Les mêmes que les vôtres, j’espère ! À moins que la rémunération détermine votre décision.
– Nous ne l’avons pas évoquée, d’ailleurs.
– Elle est à négocier, mais nous avons un budget Recherche confortable.
– Quels sont vos outils d’analyse et comment procédez-vous pour en faire la synthèse ?
– Nous avons mis au point un logiciel vraiment performant. Il nous suffit de noter les données observées, les vôtres et celles des autres participants, dans des rubriques appropriées et selon des critères précis. Chaque « cible » entre dans son cadre personnel, mais le logiciel recoupe les informations et ainsi, il nous fournit des constantes, des similitudes, des oppositions. Une observation scientifique, ni plus ni moins.
– Vous évoquez d’autres participants : ils sont nombreux ?
– Je commence seulement à recruter, mais plus nous serons nombreux plus les conclusions seront significatives.
– Je suppose que les paramètres de votre logiciel sont tenus secrets ?
– Absolument !
            Gérald aurait aimé une démonstration de cette application. Il ne voyait pas comment les émotions, les réactions, les comportements affectifs d’une personne pouvaient se quantifier, se condenser, se résumer à un graphique ou une grille de statistiques. Il avait œuvré sur la complexité des êtres humains et pour lui, les deux exercices étaient incompatibles. Mais il s’avouait incompétent en informatique et ne prétendait pas préjuger de l’utilité de classer les femmes en fonction de leurs affects. Cependant, il reconnaissait l’intérêt et l’originalité de cette étude.
– Ces expériences entreront-elles dans un cadre officiel de recherche ?
– Sans aucun doute. Mon projet a été accepté par les autorités supérieures.
             Vrai ou faux, cet argument mit un terme à l’entretien. Les deux hommes convinrent de se revoir une semaine plus tard. Mais il semblait déjà évident que Gérald deviendrait un membre de l’équipe ARCA : il était acquis à la cause de Sabieris.
            Pendant quelques jours, le coach reçut ses clients en occultant son enthousiasme et ses inquiétudes par rapport à son engagement. Lors des consultations, il respectait une sorte de trêve avec lui-même par respect pour eux. Mais dès qu’il se retrouvait seul, la proposition de Sabieris s’imposait avec une exigence tyrannique. Certes le thème le passionnerait, mais il était nécessaire d’éclaircir certains points. Il s’agissait d’utiliser des données portant sur des comportements humains : les cobayes seraient-ils volontaires, anonymes, consentants ou étudiés à leur insu ? L’aspect éthique n’avait pas été approfondi avec le jeune professeur. Se lancer sans scrupules  dans cette expérimentation : en était-il convaincu ?
            La semaine suivante, il discuta de déontologie avec Sabieris qui lui assura qu’en aucun cas l’identité des personnes entendues par les observateurs ne serait publiée. Déjà, sa cible potentielle avait un prénom que, toutefois, il ne divulgua pas.  Sabieris précisa le fonctionnement de l’expérimentation. Selon le profil de la cible, sa personnalité et ses attentes les plus secrètes, discrètement scrutée par les rapporteurs comme Gérald, elle serait abordée, séduite par un collaborateur complice.
– Dans quel but exactement ? Vous n’êtes pas une agence de rencontres.
– La mettre en situation affective périlleuse.
– Une relation amoureuse ?
– Si possible.
– Et ?
– Observer les incidences de cet état sur son quotidien. Puis, au moment que nous jugerons opportun, provoquer la rupture afin de tester sa résilience.
– C’est prendre des risques !
– Ne vous inquiétez pas, ils seront mesurés et… votre rôle sera capital pour l’accompagner. C’est pourquoi nous trions nos collaborateurs sur le volet.
– J’ai malgré tout des doutes sur les paramètres que vous allez étudier. La résistance, la capacité à se sortir de difficultés sentimentales, la joie de vivre ne sont pas quantifiables. Ce sont des notions propres à chacun, variables, complexes, tellement subjectives qu’elles sont impossibles à chiffrer. Je ne vois pas comment vous pouvez les évaluer.
– C’est là toute l’originalité de l’expérience. Il ne s’agit pas d’une étude chiffrée justement, mais laissée à l’appréciation de gens comme vous, compétents, aptes à juger de l’évolution des ressentis, des états affectifs. Il faut aimer les femmes pour y être suffisamment attentif. C’est bien votre cas, n’est-ce pas ?
            La phrase, soigneusement préparée, bien que flattant quelque peu son ego, ne suffit pas à convaincre Gérald. Il insista :
– Vous n’ignorez pas que la capacité de résilience dépend essentiellement de l’atmosphère qui a entouré la petite enfance de la personne. Comment comptez-vous intégrer ce principe absolument déterminant, en vous basant sur des expériences actuelles ?
– Il n’est pas question d’analyser le passé de nos cibles, en effet. D’une part, nous ne sommes pas sensés faire une analyse de type psychiatrique, d’autre part, je ne suis pas convaincu que les conditions affectives du début de vie conditionnent la résistance à l’épreuve.
– Je crois Professeur que vous confondez deux notions : la résistance et la résilience. La résistance est dans la synchronie du vécu, la résilience dans la diachronie.
– Je ne les confonds pas. Je les observe.
– Distinctement ?
– Cela ne me semble pas si important. Vous pinaillez. M’accordez-vous votre confiance, oui ou non ?
– Attendez. Vous prenez à la légère un principe dont dépend la position d’un individu face au danger, à la crise, à l’accident de la vie et vous voudriez que je m’engage les yeux fermés à vous livrer mes observations ?
– Alors, en quelques mots, précisez ce fameux principe auquel vous accordez tant d’importance.
– Il est clairement décrit dans les textes de Cyrulnik.
– Cyrulnik ? Ah oui ! L’écrivain survivant de l’antisémitisme !
– Et surtout neuropsychiatre qui a vulgarisé le concept de résilience, notamment à partir de sa propre expérience d’enfant juif pendant la guerre.
– Quel rapport avec notre expérience ?
– Clairement, il définit la capacité à affronter l’épreuve compte tenu du confort de la niche affective de l’instant ; c’est de la résistance, ce qu’il nomme du « coping », autrement dit « faire face ».
– C’est exactement l’objet de notre étude, mais ciblée sur les femmes.
– Alors ne parlez pas de « résilience » qui désigne la capacité de l’humain à se reconstruire après le malheur, d’après les représentations mentales qu’il en fait. Il peut avec elles commencer un nouveau chemin de vie.
– Eh bien, disons que nous observons l’ensemble !
– Ce n’est possible que sur du long terme.
– Absolument d’accord mon cher !
            Sabieris, soudain impatient ne cachait plus sa hâte d’abréger l’entretien. Il perdait de son assurance devant la solidité des connaissances de Gérald. Partagé entre l’envie de le renvoyer à ses livres et aux états d’âme de ses clients, et le besoin d’observateurs aussi chevronnés, il planta une dernière banderille.
– Dommage que vous manquiez autant d’enthousiasme. Nous aurions pu mener de fructueuses observations.
            Alors, contre toute attente, se surprenant lui-même, Gérald raccrocha l’intérêt que lui portait le jeune homme.
– J’ai reçu la semaine dernière une cliente qui, à mon avis, ferait une cible intéressante d’après les indices donnés en première consultation au téléphone.
– En quelques mots ?
– Une femme de cinquante-cinq ans, mariée, deux enfants, trois petits-enfants qu’elle aime tendrement. Elle arrive à un tournant qu’elle redoute de prendre. Elle n’a pas vraiment la hantise de vieillir, mais n’est pas résignée à entrer de plain-pied dans la monotonie. Elle a envie d’explorer des champs nouveaux, de se croire encore capable d’exaltation ! Très marquée par son enfance catho, entourée par des parents aimants – sa seule famille – elle a mené une existence rangée, une carrière remplie avec dévouement et conscience professionnelle, s’est engagée dans la vie associative, est entourée et appréciée par sa famille, mais… elle ne vibre plus et s’ennuie.
– Solide malgré tout ? Nous nous interdisons de démolir nos cibles !
– On n’est jamais sûr, mais elle me semble équilibrée et surtout avide d’émotions.
– Bien ! Nous n’allons pas tarder à la faire vibrer !
– Je ne vous ai pas confirmé ma participation. Je ne suis pas certain d’adhérer à votre projet !
– Non ? Je pense pourtant que vous allez m’appeler prochainement pour signer votre engagement ! Et me dresser le portrait de votre… comment déjà ?
– Permettez que je ne dévoile pas son identité, Professeur !
– Soit… Rien ne presse. Dès que vous aurez décidé de nous la confier, nous verrons le programme qui lui correspond le mieux.
– Qui « nous » ?
– L’équipe d’universitaires qui collabore à l’étude.
– Donc, je n’y serai pas associé ?
– Non ! Vous êtes un des rapporteurs des observations, pas prof de fac ! Au revoir Gérald !
            Impressionné par le personnage, Gérald posa son chapeau noir sur sa chevelure argentée et ils se serrèrent la main. Les regards échangés contenaient un défi, une complicité sous-jacente mêlée d’un scepticisme poliment dissimulé de part et d’autre.





Le marionnettiste de l'ombre

Avis de lecteurs.trices

"Tu m'as bluffée! Quelle évolution dans ton écriture!J'ai raté des épisodes, non? Toujours l'élégance, mais une sorte de lâcher-prise que je ne te connaissais pas et qui te va très bien! Quelle justesse pour dépeindre les affres de l'amour trahi, déçu. Heureusement, comme Phénix, ton héroïne a une capacité de résilience hors normes. Bravo à elle et à toi!"
Martine N. de Limoges

"Je viens de terminer ton livre il est plein d intrigues et passionnant j ai adoré et je le recommande vivement, vous ne serez pas déçus ."
Martine H. de la Rochelle



Quelle idée surprenante, mais géniale !
Quel divertissement !
Quelle maîtrise du développement personnel !
J'ai adoré.  Maryse